On a déjà tellement vu ça dans les films, on sait tous comment la scène va se dérouler. Tout
commence par un brouhaha de voix entremêlées —au moins un point sur
lequel les réalisateurs savent faire preuve de discernement. Comme pris
de vertige, hébété ou dans un début de transe, le héros qui se tient
debout commence à chanceler. La caméra le scrute en tournant lentement autour de lui puis accélère à mesure que les voix s’intensifient.
À
présent le mouvement devient frénétique et le spectateur se projette;
l’image nauséeuse lui fait partager les sensations du héros qui porte
les mains à sa tête et presse ses poings serrés sur ses tempes. La nuque
courbée, les yeux fermés et froncés, le visage et le corps entier en
tension il tente de contenir la souffrance causée mais soudain c’en est
trop. Violemment ses bras se détendent, les paumes vers l’avant, et la
tête rejetée en arrière il hurle au ciel. Avec un peu de chance la
caméra le filme du dessus pour bien capturer cette tension dramatique,
cette expression si intense du désespoir.
Bien
bien bien. Très cinématographique. Dans la vraie vie les choses ne se
passent pas de cette manière. La réalité est toujours beaucoup plus
pragmatique et bien moins grandiose. Il faut prendre la représentation
filmique comme un symbole. De toute évidence nul ne réagirait jamais de
la sorte; la scène est un message, une allégorie, parce que montrer le
héros désespéré alors qu’il achète du déodorant, c’est beaucoup moins
passionnant. Et c’est pourtant beaucoup plus difficile qu’il n’y parait.
Dans
la vraie vie, c’est tout aussi oppressant mais franchement moins
théâtral. En l'occurrence Marc n’achetait pas de déodorant, mais était
en chemin pour se prendre un fast food sur le chemin du retour. La
machine à pizza du village voisin étant encore en panne, il avait décidé
d’opter pour le drive-in le plus proche. Il n’était pas d’humeur à
cuisiner, il avait besoin de facilité et d’un minimum de contact humain.
En
règle générale, il contrôlait ses émotions et se laissait rarement
emporter. Il détestait perdre le contrôle, il s’en sentait vulnérable.
Des accès de colère comme celui qui venait de l’emporter lui étaient
étrangers et lui faisaient perdre ses moyens. Mais ce soir elle avait
exagéré. Où avait-elle simplement agi comme à l’accoutumée tandis que
lui avait atteint ses propres limites? En s’en prenant à elle, il
s’était en réalité attaqué à la société entière. Pas de chance, des
heures de frustration et de ressentiment avaient soudain fusionné et
fondu sur elle sans avertissement. Aaaah c’est bien pour ça qu’il
détestait ces situations. Les mots précipités esquivent toujours la case
du cerveau.
Il était sensible, à bout de nerfs. C’est là que le torrent des
plaintes en profita pour s’insinuer et finir de l’achever une bonne
fois. Dans ces moments, Marc luttait pour se concentrer et bloquer le
pouls envahissant de l’humanité. Certaines fois comme aujourd’hui, il
s’y perdait, l’esprit écartelé par ces pleurs, ces gémissements, ces
bavardages insignifiants, ces moments d’émotions tragiques. Trop de
voix, de préoccupations, de situations qui auraient mérité son attention
tandis que d’autres désespérément anodines l’en détournaient. Ces
divagations étaient incontrôlables, le flot faisait de son esprit une
poupée de chiffon, une barque dans la tempête. Elles le poussaient dans
le dos pour le jeter sur la foule grouillante de 70 millions
d’individus.
Dissolu
dans les émotions des autres il avait perdu toute conscience de
lui-même, quand un larsen physiologique le tira hors du tourbillon des
âmes pour le ramener au volant de sa 206. Une même sensation se
récupercutait sur deux niveaux. «Bienvenue chez Mc Donald, puis-je
prendre votre commande maintenant?»
Visiblement une partie de lui avait réussi à maintenir son corps et ses
réflexes en action pour le conduire sans encombre jusqu’au Mc Do. Un
vrai dauphin.
Le
ton était insistant, elle s’était déjà répétée et s’impatientait mais
se devait de rester courtoise. C’est le job qui veut ça. Seulement sans
le savoir, au moment même elle hurlait muettement à Marc ses véritables
pensées de l’instant, les frustrations de sa vie, ses désirs et ses
oublis. Accablé, il avait quand même à demi repris ses esprits et
s’efforçait de garder un tant soi peu de contrôle.
— Oui euh, je vais vous prendre Ah bah quand même c’est pas trop tôt un euh… Accouche ! Tain c’est pas possible encore un pleinplein. Et ils sont sur la route dans cet état ces abrutis. un… menu. Royal. Deluxe. S’il vous plaît. Ah le salaud il m’a encore piqué mon stylo pendant que je ne peux rien dire !
— Très bien monsieur, maxi best of ?
— Oui d’accord. Ben tiens je pourrais aussi lui vendre ma sœur. Au moins c’est bon pour les stats.
— Frites ou potatoes ? Frites, frites, frites, les potatoes sont pas prêtes !
— Ah euh, frites alors.
— …? Mh, très bien. Avec quelle boisson? Bah ze wivers of Babylone… tututu. were wi chat down…
— Coca. S’il vous plaît.
— Ce Faut
vraiment que j’arrête de porter ces chaussures j’ai des fourmis dans
les orteils. J’ai définitivement le pied droit plus long que le gauche.
Oui mais samedi je bosse de toute façon, et jeudi je dois aller chez le
coiffeur. Chuis pas prête de pouvoir passer en ville. Sinon je pourrais
peut-être porter les veilles en attendant, avec un coup de cirage ça
devrait passer. En plus Olivier est en vacances cette semaine il pourra
rien dire. Genre les clients voient mes pompes. sera tout ?
— Euh, non. Rajoutez les euh… Qu’est-ce
que je fait là ? J’en peux plus, j’en plus. C’est pas possible, je suis
pas faite pour ça. Ouhais facile. Pour quoi je suis faite alors ? Il y a
bien une raison, je suis là parce que je ne vaux pas mieux. trucs. Poulet.
— Vous voulez dire des nuggets monsieurs? Oulah, ça s’allonge la file là bas. Quatre, six, neuf pieces ?
— Euh si…qua, eeeuh. Quatre. S’il vous plaît.
—
Très bien je résume votre commande: un menu maxi best avec potatoes et
coca cola et un nuggets quatre pièces. La vache j'ai faim, je me ferai bien un nuggets moi aussi. Un neuf pièce tient. Ça fera 9 euros 70 s’il vous
plaît. Oh cool, plus qu'un quart d'heure avant la pause. Vous pouvez insérer votre carte dans le lecteur et composer votre
code. Je parie qu'il rate le code. Voilà votre ticket de caisse, présentez le à la prochaine fenêtre
pour retirer votre menu.
— Merci.
— Merci, bonne soirée, au revoir.
—
Sinon, devriez vraiment vous remettre au piano. Et réessayez le CAPES
en candidat libre. Enfin faites comme vous voulez mais euh… ce serait
bien.
L’épreuve. Ce soir il ira dormir sur le parking à côté.