Wednesday 26 September 2012

Vox, vocis: la voix.

On a déjà tellement vu ça dans les films, on sait tous comment la scène va se dérouler. Tout commence par un brouhaha de voix entremêlées —au moins un point sur lequel les réalisateurs savent faire preuve de discernement. Comme pris de vertige, hébété ou dans un début de transe, le héros qui se tient debout commence à chanceler. La caméra le scrute en tournant lentement autour de lui puis accélère à mesure que les voix s’intensifient.
À présent le mouvement devient frénétique et le spectateur se projette; l’image nauséeuse lui fait partager les sensations du héros qui porte les mains à sa tête et presse ses poings serrés sur ses tempes. La nuque courbée, les yeux fermés et froncés, le visage et le corps entier en tension il tente de contenir la souffrance causée mais soudain c’en est trop. Violemment ses bras se détendent, les paumes vers l’avant, et la tête rejetée en arrière il hurle au ciel. Avec un peu de chance la caméra le filme du dessus pour bien capturer cette tension dramatique, cette expression si intense du désespoir.
Bien bien bien. Très cinématographique. Dans la vraie vie les choses ne se passent pas de cette manière. La réalité est toujours beaucoup plus pragmatique et bien moins grandiose. Il faut prendre la représentation filmique comme un symbole. De toute évidence nul ne réagirait jamais de la sorte; la scène est un message, une allégorie, parce que montrer le héros désespéré alors qu’il achète du déodorant, c’est beaucoup moins passionnant. Et c’est pourtant beaucoup plus difficile qu’il n’y parait.


Dans la vraie vie, c’est tout aussi oppressant mais franchement moins théâtral. En l'occurrence Marc n’achetait pas de déodorant, mais était en chemin pour se prendre un fast food sur le chemin du retour. La machine à pizza du village voisin étant encore en panne, il avait décidé d’opter pour le drive-in le plus proche. Il n’était pas d’humeur à cuisiner, il avait besoin de facilité et d’un minimum de contact humain.
En règle générale, il contrôlait ses émotions et se laissait rarement emporter. Il détestait perdre le contrôle, il s’en sentait vulnérable. Des accès de colère comme celui qui venait de l’emporter lui étaient étrangers et lui faisaient perdre ses moyens. Mais ce soir elle avait exagéré. Où avait-elle simplement agi comme à l’accoutumée tandis que lui avait atteint ses propres limites? En s’en prenant à elle, il s’était en réalité attaqué à la société entière. Pas de chance, des heures de frustration et de ressentiment avaient soudain fusionné et fondu sur elle sans avertissement. Aaaah c’est bien pour ça qu’il détestait ces situations. Les mots précipités esquivent toujours la case du cerveau.
Il était sensible, à bout de nerfs. C’est là que le torrent des plaintes en profita pour s’insinuer et finir de l’achever une bonne fois. Dans ces moments, Marc luttait pour se concentrer et bloquer le pouls envahissant de l’humanité. Certaines fois comme aujourd’hui, il s’y perdait, l’esprit écartelé par ces pleurs, ces gémissements, ces bavardages insignifiants, ces moments d’émotions tragiques. Trop de voix, de préoccupations, de situations qui auraient mérité son attention tandis que d’autres désespérément anodines l’en détournaient. Ces divagations étaient incontrôlables, le flot faisait de son esprit une poupée de chiffon, une barque dans la tempête. Elles le poussaient dans le dos pour le jeter sur la foule grouillante de 70 millions d’individus.
Dissolu dans les émotions des autres il avait perdu toute conscience de lui-même, quand un larsen physiologique le tira hors du tourbillon des âmes pour le ramener au volant de sa 206. Une même sensation se récupercutait sur deux niveaux. «Bienvenue chez Mc Donald, puis-je prendre votre commande maintenant?» Visiblement une partie de lui avait réussi à maintenir son corps et ses réflexes en action pour le conduire sans encombre jusqu’au Mc Do. Un vrai dauphin.
Le ton était insistant, elle s’était déjà répétée et s’impatientait mais se devait de rester courtoise. C’est le job qui veut ça. Seulement sans le savoir, au moment même elle hurlait muettement à Marc ses véritables pensées de l’instant, les frustrations de sa vie, ses désirs et ses oublis. Accablé, il avait quand même à demi repris ses esprits et s’efforçait de garder un tant soi peu de contrôle.
— Oui euh, je vais vous prendre Ah bah quand même c’est pas trop tôt un euh… Accouche ! Tain c’est pas possible encore un pleinplein. Et ils sont sur la route dans cet état ces abrutis.  un… menu. Royal. Deluxe. S’il vous plaît. Ah le salaud il m’a encore piqué mon stylo pendant que je ne peux rien dire !
— Très bien monsieur, maxi best of ?
— Oui d’accord. Ben tiens je pourrais aussi lui vendre ma sœur. Au moins c’est bon pour les stats.
— Frites ou potatoes ? Frites, frites, frites, les potatoes sont pas prêtes !
— Ah euh, frites alors.
— …? Mh, très bien. Avec quelle boisson? Bah ze wivers of Babylone… tututu. were wi chat down…
— Coca. S’il vous plaît.
— Ce Faut vraiment que j’arrête de porter ces chaussures j’ai des fourmis dans les orteils. J’ai définitivement le pied droit plus long que le gauche. Oui mais samedi je bosse de toute façon, et jeudi je dois aller chez le coiffeur. Chuis pas prête de pouvoir passer en ville. Sinon je pourrais peut-être porter les veilles en attendant, avec un coup de cirage ça devrait passer. En plus Olivier est en vacances cette semaine il pourra rien dire. Genre les clients voient mes pompes. sera tout ?
— Euh, non. Rajoutez les euh… Qu’est-ce que je fait là ? J’en peux plus, j’en plus. C’est pas possible, je suis pas faite pour ça. Ouhais facile. Pour quoi je suis faite alors ? Il y a bien une raison, je suis là parce que je ne vaux pas mieux. trucs. Poulet.
— Vous voulez dire des nuggets monsieurs? Oulah, ça s’allonge la file là bas. Quatre, six, neuf pieces ?
— Euh si…qua, eeeuh. Quatre. S’il vous plaît.
— Très bien je résume votre commande: un menu maxi best avec potatoes et coca cola et un nuggets quatre pièces. La vache j'ai faim, je me ferai bien un nuggets moi aussi. Un neuf pièce tient. Ça fera 9 euros 70 s’il vous plaît. Oh cool, plus qu'un quart d'heure avant la pause. Vous pouvez insérer votre carte dans le lecteur et composer votre code. Je parie qu'il rate le code. Voilà votre ticket de caisse, présentez le à la prochaine fenêtre pour retirer votre menu.
— Merci.
— Merci, bonne soirée, au revoir.
— Sinon, devriez vraiment vous remettre au piano. Et réessayez le CAPES en candidat libre. Enfin faites comme vous voulez mais euh… ce serait bien.


L’épreuve. Ce soir il ira dormir sur le parking à côté.

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