Thursday 17 January 2013

Tailleur


Il était tailleur. Là-bas, dans son atelier, le fracas du monde ne pouvait l’atteindre. Les vagues des tissus enveloppaient les murs d’élégance, étouffaient les sons et l’on y entrait comme dans un sanctuaire. Dans la boutique on parlait, commentait, s'extasiait mais au premier pas dans l’atelier on baissait instinctivement la voix. Le lieu était empreint des heures de travail, d’attention, une infinie précision y était suspendue.

Dans leur parfaite maîtrise du geste, ses doigts drapaient d’humilité l’homme puissant, tandis que l’homme humble se sentait devenir roi sous la coupe glorieuse du tissu. Dans la paix solitaire de son atelier il caressait longuement le textile avant de se mettre à l’ouvrage. Il en lisait le pli, la résistance, en scrutait le tomber. Il écoutait le chuchotement de la trame, en devinait les aspirations. Jamais il n’usait d’un tissu ou allait à l’encontre de ses désirs; le vêtement devait être un discours entre l’homme et la fibre, le résultat d’une osmose parfaite où transparaissait le choix réfléchi de l’aiguille, du fil adéquat, le tracé préliminaire précis et avisé. Le ciseau même, entretenu avec révérence, n’entravait pas l’étoffe mais la révélait. La matière lui parlait de rigueur ou de caresse, de pinces impeccablement ajustées, d’ourlets élaborés, lui réclamait biais élégants, points anglais ou rabattus.

Progressivement, l’échange intime du savoir faire et du matériau changeait le tissu fluide en un vêtement au caractère affirmé, prêt à passer le seuil de l’atelier pour faire son entrée dans la boutique. C’est là que, finalement revêtu, il prenait vie : la coupe de l’habit exprimait tout autant que les gestes de celle ou celui qui l’animaient. C’est la destinée du tailleur que de voir son labeur devoir le quitter pour s’accomplir.

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